Barbara
Point d'arrêt
Elle avait douze ans. Cet âge d’entre deux, ce rien qui sépare les mondes, ceux de l’enfance et du suivant, encore vide de sens, inconnu, étranger, celui qui la conduirait à mieux apprendre la vie et sa réalité ! Elle était décalée pourtant, toujours baignée dans la pure enfance dans sa bulle protégée, bercée de vie sucrée et d’histoires romanesques. Une sorte d’ange en somme quoique les anges n’aient pas de sexe… et encore, le sien étant alors le dernier de ses soucis. Elle avait l’âge des prémices de ses pairs mais n’en avait pas la mesure, toute encore absorbée par ses jeux d’enfant, faits de baignades bruyantes ou de mondes de poupées.
Son corps quant à lui consentait à cette féminité naissante sans qu’elle ne s’en soucie, se disant qu’elle avait bien le temps de vivre ces affaires de femme qu’on lui cachait généreusement !
Et puis il y avait ces fêtes, celles des grands rassemblements familiaux qui rythmaient gaiement ses années de plein bonheur.
Quand tout le monde était là… elle était rassurée et certaine de ce qui allait se vivre. Ils avaient inventé leur propre jeu… avec leurs propres règles et tout cela la confortait dans son état de pure enfance bénie.
Les grands dissertaient sur le monde bruyamment. Certes, on pouvait y percevoir des dissonances mais l’ensemble pourtant paraissait harmonieux et cet espace ne leur était de toute façon pas autorisé, juste peut-être quand leur jeu devenait illégal pour aller se plaindre auprès des ces parents, tous confondus, joyeux et bruyants.
La place des enfants était plus loin mais elle leur convenait, leur laissant investir tout l’espace sans que rien ne vienne perturber leurs jeux !
Elle était « une moyenne » au milieu de ses cousins, dans cet âge de rien qui lui convenait.
La toussaint à ce moment-là était une fête joyeuse, n’ayant, dans cette famille nombreuse, enterré aucun mort récemment. Les repas immuables prenaient donc une tournure festive même en pareil moment de l’année.
Tradition respectée ces jours gris annonçant l’hiver qui ne l’atteignait que pour savourer par avance, ses pas crissant dans la neige et ses rêves d’esquimaux et de banquise.
C’était ce jour-là.
Elle avait comme à l’accoutumé du se plier à la règle d’alors que déjà elle détestait, mettre son habit du dimanche, un ensemble rouge qu’elle avait l’impression de porter depuis des années qui la grattait et lui donnait cette sensation désagréable d’être déguisée.
Après un repas gai et pétillant, dénotant toute cette constance figée et rassurante, ils se décidèrent enfin à recommencer leur jeu favori en ces lieux, avec ses règles précises.
Deux équipes qui se voulaient équitables mais ne le seraient jamais, des revus enroulées savamment et puis un interminable jeu de cache-cache facilité par la configuration même de la maison où toutes pièces communiquaient entre elles, ce qui l’émerveillait toujours. L’espace était sans limite, de la cave sombre au grenier, d’odeurs égales en ce lieu… d’encre et de plomb, de papiers entassés qui rappelaient l’atelier où elle aimait voir son père se laver les mains avec ce savon spécial dont elle ne perdrait plus jamais ni la texture ni la senteur.
Tout l’espace leur était octroyé dans ce moment… les grands refaisant inlassablement le monde jusque dans la nuit tard.
Ainsi ils évoluaient dans le noir à se faire peur et rire aux éclats.
Elle entreprit de trouver une cachette sûre pour éviter les pièges et prendre les coups de journaux savamment roulés la première comme ce fut souvent le cas… étant tout simplement moyenne au milieu d’eux. Ni l’aînée, ni la plus jeune… juste moyenne.
Elle choisit pour son refuge le grenier, à peine éclairé des lumières du dehors dans la nuit de brouillard de ce jour de fête.
Y pénétra sans crainte, connaissant les lieux, se faufila silencieusement entre les tiroirs de plombs entassés et fila jusqu’à la pièce du fond, tout aussi encombrée. La lumière venait de gauche, d’une lucarne de grenier donnant sur un lampadaire extérieure. Elle était suffisante et faisait scintiller le moindre objet métallique. Là, derrière la porte arrêtée, sûre de son effet de surprise, elle retenait sa respiration pour mieux entendre d’éventuels pas de l’un d’eux et se préparait avec délice à l’assaut. Conquérante et joyeuse elle attendait ainsi, sans hâte. Cette fois peut-être ferait-elle partie des gagnants.
Elle entendit des pas, et s’interdit tout mouvement. Il arriva lui, l’aîné, de six ans son aîné, qui ne s’adonnait plus à ce jeu depuis quelques temps, délaissant ses cousins ainsi réunis pour ses cahiers et livres remplis de formules incompréhensibles et qu’il ne fallait plus déranger. Sa chambre leur avait été interdite, les choses sérieuses ayant remplacés dans sa vie les jeux de cache-cache aux règles précises.
Il avait franchi le guet vers l’autre rive, celle qui lui avait valu d’être admis à la table des grands pour débattre du monde.
Il arriva donc et elle se dit que décidément cette année encore, elle ferait partie de l’équipe des perdants puisque si facilement il l’avait rejointe.
Il se tint derrière elle sans mots dire.
Et sans qu’elle n’ose le moindre mouvement ni la moindre réflexion, son statut d’aîné à lui, la ramenant à sa petitesse et à sa naïveté.
Il commença à se coller de tout son long. Elle se raidit, ne sachant que faire et que dire, ne comprenant rien.
Elle se tint donc dans sa propre immobilité sans comprendre encore que les règles précises et simples de leur jeu familial allaient brusquement être modifiées par lui, et ce, à tout jamais !
Il entreprit de chercher ce qui déjà ressemblait à des seins sous son pull qui continuait de la gratter. Sa tête à elle bouillait et son cœur battait sans que plus rien, elle ne contrôle. Elle sentait derrière son dos, son souffle à lui devenir lourd. Cette sensation lui était désagréable sans que pour autant, elle ne risque aucun mouvement, totalement pétrifiée dans l’instant. Elle entendait au loin les cris de ceux qui étaient pris plus bas, plus loin dans la maison mais qui n’arrivaient décidément pas jusqu’à elle, dans sa cachette sûre et introuvable.
Il continua son exploration alors que son corps à elle, raide et figée, aurait du lui faire comprendre à elle que ce n’était pas la règle claire qui avait été établie.
Il entreprit de l’écarter alors qu’elle vacillait tant sa tête et que son entier « elle » se sentait égaré, perdu. Il la fouilla ainsi, son intime vierge d’elle-même encore, vierge de tout contact autre que celui de son gant de toilette à l’heure du bain.
Elle sentait ses doigts la sonder, l’inspecter, l’écarter alors que son autre main était toujours affairée à ses seins. Sa tête a elle continuait d’exploser sans que rien elle ne comprenne. Tout cela lui paru interminable et elle se demandait simplement à quel moment on viendrait la libérer de sa cachette bien trop sûre à présent. Pourquoi tardaient-ils tant ?
On vint enfin, ce qui eu pour effet immédiat d’arrêter son ballet de mains pressantes et de lui rendre, à elle, son corps ainsi distordus, sans pourtant lui rendre la clarté de ses pensées et la candeur du jeu aux règles établies et claires.
Elle n’osa aucun regard, mue dans son silence, honteuse et glacée, se demandant simplement ce qu’elle venait de vivre. Et puis il fallait jouer la revanche, l’équipe des faibles ayant réussi cette année-là à remporter le premier combat, sa cachette à elle étant trop sûre !
Elle n’avait plus envie de jeu, plus envie d’entendre les grands qui riaient aux éclats pour dieu sait, quelle bêtise distillée. Elle voulait quitter la fête à présent, mais il fallait jouer la seconde manche.
Elle se réfugia alors dans un lieu moins sûr que le précédent, persuadée que là, il ne viendrait pas, lui, cet aîné au nouveau visage, à jamais modifié. Mais c’était sans compter sur la troupe toujours joyeuse, qui renforça encore son effort pour dégoter des lieux inatteignables. Et comme cette cachette-là était sans doute la plus évidente, personne ne vint la trouver, sauf lui évidemment.
La clarté dans cet espace-là, venait de gauche encore et l’odeur de propre et de savon envahissait l’espace. Les grands étaient presque à portée, et elle pouvait distinguer qui parlait et même tout ce qui se disait. Elle aurait pu crier, peut-être, mais elle était moyenne… juste moyenne et elle avait douze ans.
Encore il recommença haletant, à sonder son intime et ce fut tout aussi désagréable, insupportable pour elle. Le moment lui paru tout aussi interminable que le précédent et la replongeait dans cet état de non sens total, qu’elle avait ressenti quelques minutes auparavant.
Elle fut libérée sans doute. Elle a oublié comment et pourquoi mais elle n’a jamais réussi à oublier la clarté de l’espace et la sensation du moment.
Tout d’elle alors a simplement basculé, la laissant seule dans sa totale incompréhension. Le jeu n’aurait jamais plus les mêmes règles. Et d’ailleurs, elle n’y joua jamais plus.
Parfois, grandissante, elle regardait ce cousin entreprenant. Il était de bon ton alors de se laisser moucher par l’aîné quand le moment venu, elle eut, elle aussi, place à la table des grands pour refaire le monde.
Elle se tût à chaque fois et les images à elle revenaient.
Elle entreprit plusieurs fois de dire bien plus tard, l’entier de ses mots. D’abord à d’illustres étrangers, pensant qu’elle se libérerait de ce moment qu’elle n’avait pas désiré. Et puis plus proche, elle se confia. Enfin !
Mais pourtant ne lui dit jamais rien à lui, sa sensation d’alors, les fêtes de famille ayant recouvrés ce silence des maux qui font mal.
Jusqu’à ce jour, où elle décida de lui rendre à lui, cette blessure de petite fille qu’elle ne voulut plus taire. Le jeu, par eux inventés, avait changé de règles cette nuit-là, une nuit de douceur familiale dans cette maison où elle s’était sentie tellement protégée.
Heureusement pour elle, elle a connu d’autres mains que les siennes, cet autre qui s’était senti tous les droits, enfreignant ainsi les règles établies et claires. D’autres mains tendres et caressantes qu’elle a désirées et aimées et auxquelles elle a consenti parce que libre, elle les avait choisies.
Il n’a pas tout souillé mais dans ce monde d’entre deux, il l’a laissé ainsi errer pendant tant d’années, et elle ne l’en remerciera pas.
Simplement, elle voulait le lui dire sans rien rajouter.
Elle avait douze ans et des rêves d’enfant plein la tête. Simplement !
Zoe-Vie
Commentaires
Désolé, chère Zoe-Vie, j'avais tronqué ton texte par une fausse manœuvre.
Promis, je vais essayer de ne pas recommencer.
Merci pour tes textes.
"....Un beau jour, ou peut-être une nuit,
Près d'un lac je m'étais endormie,
Quand soudain, semblant crever le ciel,
Et venant de nulle part,
Surgit un aigle noir..."
Très beau texte , posté le jour de la Journée de la Jupe, ton tableau s'en trouve expliqué.
La chanteuse nous fascinait , nous étions trop jeunes pour vraiment savoir pourquoi, elle était là avec Ferré, Brel, Brassens, au milieu de Led Zeppelin et de Ten Years After , de Joan Baez et Dylan. Je lus plus tard "Il était un piano noir..".