Je m’appelle, Victor, et je suis comme les autres… Je suppose. Ce matin, comme d’habitude, je sors de bonne heure de chez mes parents. Ils me regardent, du pas de la porte, m’éloigner. Je cours, insouciant. Ma mère me demande, plus de façon rituelle, que véritablement curieuse, où je vais, si plein d’entrain et de gaieté. Je dois dire que j’ai à peine entendu la question, mais je la connais par cœur, je donne la même réponse que tous les jours : « au lac ». Elle et mon père, rentrent, rassurés, car ils savent que je suis prudent.
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Fixant mon reflet dans l’eau, je vois mon petit bateau de bois dériver, du coin de l’œil. Il est déjà bien loin maintenant.
Tiens ? C’est étrange… Mon reflet semble bouger. Non ce n’est pas le léger frémissement de l’eau. Ce n’est pas non plus un poisson. Il semble vouloir crever la surface, comme pour me rejoindre. Ce qu’il y a d’encore plus étrange, c’est que je trouve que le reflet de mon visage dégage une délicatesse que je ne lui connaissais pas. Et cette couleur bleutée ? D’où vient-elle ? Certainement pas du soleil, qui est maintenant au plus haut. Mais non… Ce n’est ni moi, ni mon reflet que j’observe… C’est autre chose. Le visage souriant perce la surface du lac, suivi d’une main, puis un bras, et toujours cette couleur bleuâtre… Un bleu, ni vif, ni ciel, plutôt estompé. Le bleu-blanc des arbres couvert de gel au début de l’hiver. J’observe ce visage magnifique, enfantin, qui s’anime dans un ballet étrange et joyeux. Ce visage semble se moquer de moi, délicatement. La main danse sous les rayons de soleil, dans une sarabande moqueuse. J’approche donc mon visage de l’eau… Encore plus près. Nos deux nez se touchent. Dans une trombe d’eau, je me retrouve projeté en arrière.
Maintenant couché dans l’eau (je n’ose penser à ce que va dire ma mère en voyant mes vêtements détrempés…), je suis maintenant fasciné par ce corps adolescent, sur le haut duquel retombe de longs cheveux blonds. On dirait une jeune fille. Mais elle est différente de toute celles que je connais. Sa peau pour commencer, est d’un bleu pâle inhabituel. Et ses doigts… C’est comme s’ils étaient joints les uns aux autres par une fine membrane, bleue, elle aussi. Elle a des yeux noirs sans iris, dans le vide desquels je pourrais me noyer. Ils me dévisagent fixement.
A cet instant, le son d’une voix claire et mélodieuse brise le charme de cette scène étrange.
« Alors, nigaud ? Tu ne veux pas jouer avec moi ? »
Evidemment que je veux…
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J’ai tant couru dans l’eau, chahuté, et nagé avec cette étrange jeune fille, que je suis maintenant épuisé. Je n’ai ni frère ni sœur, et je n’ai jamais passé un aussi bon moment. Elle est belle. J’aimerais jouer avec elle, encore un peu… Mais le soir approche, et je dois la quitter. Sans un mot, nous partageons silencieusement la promesse de nous revoir.
Au moment où je pars, je l’entends me murmurer, calmement « A bientôt Victor. Mais je t’en prie : ne tombe jamais amoureux de moi, tu n’aurais que du souci ».
Je rentre donc, bien tard, beaucoup plus que d’habitude. Et je pense à elle, si jolie, si innocente. Peut-être que malgré tout, je suis en train de tomber amoureux ? Peu importe ce qu’il m’arrivera. Mais après tout, je ne sais pas ce qu’est l’amour… Comment saurais-je si c’est ce que je ressens ?
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Mes parents, bien évidemment, semblent contrariés par l’état piteux de mes habits. Ils ne me posent aucune question sur mon retard. Ils savent que je ne dirais rien, et que je suis parfois un peu ailleurs. Mais ils semblent ravis de me voir manger avec appétit ce soir… Et les soirs suivants. Car je revois souvent la jeune fille, presque tous les jours, durant deux semaines. Enfin, jusqu’à ce mon père tombe malade… Gravement. Il faut dire qu’à la ferme, les vaches sont, elles aussi, malades depuis quelques jours. Peut-être l’ont-elles contaminé ?
Malheureusement, je suis obligé de voir moins souvent Laureline (c’est ainsi qu’elle s’appelle) pour rester près de mon père, à son chevet. Mais dès que je le peux, je vais la retrouver. Je ne peux pas m’en passer. J’ai besoin d’elle. Surtout maintenant.
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Je m’effondre, en sanglots. J’essaie de prendre du recul sur ce que vient de m’annoncer ma mère, inondée de larmes. Mon père est mort. Et je n’étais pas là. J’étais avec Laureline. Mon père est mort. Je n’étais pas là. Il est mort. Je ne comprends pas. Je n’y crois pas. Mon père est mort… Mais comment peut-il mourir ? Il était si gentil, si doux. Il prenait soin de moi. Il est mort.
Seule Laureline pourrait me consoler. Avec elle, tout est simple. Elle me comprend. Je ne peux pas la voir. Mon père est mort. Je ne peux pas… Si je ne l’avais pas vue ce soir… Mon père serait-il encore là ?
Pourtant j’y vais… Je vais la retrouver, et sur la route vers le lac, ces mots si doux, auparavant, sonnent amèrement « Ne tombe jamais amoureux de moi, tu n’aurais que du souci ». Est-ce que… ? Non ce n’est pas possible… Mais si… Si elle était responsable ? Si c’était à cause d’elle que mon père est mort ? Elle est si différente… Pourquoi n’aurait-elle pas des pouvoirs ? Et si elle avait tué mon père pour que je sois pour toujours avec elle ?
Un frisson me parcourt l’échine… Non. Pas elle. Pas ma Laureline. Si elle est coupable, alors moi aussi. Pourquoi est-ce que j’ai besoin d’encore la voir ? Mon père est mort. Il ne reviendra plus. Je n’ai que deux solutions : pardonner à Laureline, nous pardonner et tout oublier. Ou me venger d’elle, la seule qui compte autant pour moi. Je dois ravaler ma rancœur. Après tout, si elle m’aime, tout ira bien désormais. Oui. Mais seulement si, elle m’aime.
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Notre conversation est vive et animée. Je vois alors un gamin du coin s’enfuir du coin de l’œil. Le sale petit… Il nous espionnait ! Qu’il fuit, le lâche, je dois éclaircir tout ça avec Laureline. Elle doit m’expliquer. Et ce qu’elle me dit me transforme. Du cœur à la tête. De mon cœur que je pensais voir éclater, de mon cœur qui est à présent ma seule raison de vivre. Nous sourions ensemble. Les yeux dans les yeux. Puis je vois l’horreur envahir ses iris sans fond. Je vois alors, moi aussi, les gens du village s’approcher. Ils parcourent les rives du lac, armés de torches et de fourches.
« Une ondine ! ». Des murmures tout d’abord, maintenant des hurlements ! « Ce foutu gamin est avec une Ondine ! »
Je dis à Laureline de fuir. « Cache-toi ! Sauve-toi ! ».
Et son corps argenté disparaît dans les profondeurs du lac.
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« Ma Laureline » Je pense à toi. Je vais bientôt te rejoindre. Enfermé dans cette cage, dans laquelle les gens du village m’ont enfermé, je penserais toujours à toi. Jusqu’à la fin. Je descend dans les eaux glacés du lac. La froideur pénètre ma chair comme un ultime coup de poignard. Seule ta flamme pourrait me réchauffer, sauver mon âme de cet instant effroyable. Ma prière… Elle est exaucée ! La voilà ! Non, c’est le manque d’oxygène… Je dois avoir des visions. D’ailleurs n’est ce pas un rêve depuis le commencement ? Oui c’est ça. C’est mon imagination. Demain matin, j’aurais tout oublié. J’ai l’imagination fertile. Et papa me réveillera demain pour aller relever les pièges à lapins.
« Victor ». Ce n’est pas la voix de ma mère qui me sort de ce doux engourdissement. « Je peux t’aider ! ».
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J’ai eu du mal à comprendre ce qu’il m’est arrivé : je sais que j’ai déjà connu cette sensation, au début de ma vie. Tout me paraît si simple, loin des tracas de la surface. J’ai abandonné la terre, les soucis. Je vis uniquement pour l’eau. Elle est moi. Je suis elle. Ce qui me perturbe c’est ce que je ressens. Ce que ressentirait un aveugle. Il me manque quelque chose, quelque chose d’essentiel… Et je ne sais pas quoi exactement. J’aimerais retrouver ça. Pouvoir voir le monde entièrement. Mais c’est impossible. Il ne reste que l’océan, et parfois l’espoir azuré du ciel. Ces endroits où les cieux plongent dans l’eau. Bleue profonde. Mais où est la différence ? L’eau n’est plus que le reflet du ciel, et le ciel se confond à l’océan. Plus rien ne les sépare. Deux jumeaux, qui s’ignorent, ils ne sont plus qu’un : même univers, mêmes créatures, mêmes Dieux.
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Elle se tortille dans les filets, épuisée, mais elle continue de m’appeler, son bien-aimé. Sois patiente ! J’arrive. Je me hisse lentement à bord de l’embarcation, mon corps n’est plus à même de se mouvoir librement à l’air libre. Peu importe, le combat qui arrive sera sous-marin. Le premier marin que je rencontre ne m’aperçoit pas. Je m’approche par-derrière, plus silencieux qu’une anguille – même le léger bruit de ruissellement ne me trahirait pas – le pêcheur ne se rend pas compte de ma présence à temps. Déjà je l’ai entraîné dans les flots. Au creux d’une vague, je le noie. Même quand le corps n’a plus aucune réaction, je m’acharne à lui maintenir la tête sous l’eau. Ainsi les marins y passeront un par un. Je pourrais alors libérer ma bien-aimée, terrifiée.
Je ne trouve dans ses yeux aucune gratitude, seulement une insondable frayeur : “Victor ? Tu ne l’as pas fait par amour, mais par vengeance…” la voix si douce de Laureline se perd, s’étouffe sous les sanglots. Je comprends alors, je comprend son geste ; sa promesse, son serment, brisés, anéantis. Je suis humain, je le serais toujours. Je l’ai perdue – je le sais – dès le moment où la colère m’a gagné. Je me demande si elle m’a jamais appartenue… Ma Laureline. Peut être étais je le seul possédé ? J’avais tout sacrifié pour elle, et je le referai. Maudit, je sais qu’une seule chose pourra nous délivrer. C’est qu’elle, elle reprenne sa promesse, son don, l’immortalité.
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Commentaires
Je crois que ce sont les dessins qui marquent le plus, ou du moins qui en disent le plus long sur toi ...