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Titre du blog : Arts scéniques et vieilles dentelles
Auteur : Artscenik
Date de création : 03-10-2010
 
posté le 16-10-2010 à 18:27:57

Amédée sur la Grande Terre

 Lifou

 

[Après avoir fait un long périple dans les îles Loyauté, dont Ouvea et Lifou (cf. photo), nous étions revenus parcourir la Grande Terre, plus sauvage, du sud jusqu’à la Province du Nord près de l’équateur, mais en suivant au plus proche la côte nord particulièrement peu aménagée. Les routes, quand elles existaient, étaient goudronnées juste de part et d’autres des cases des chefs et entre chaque tribu, des pistes plus ou moins ravinées. Mais souvent les cases étaient très retirées du bord des pistes, invisibles.]


Il était là assis sur son gros sac de marin en toile verte, l’air perdu, flottant dans sa combinaison orange de marin. Sans bouger, sous le soleil tropical, il attendait, seul dans le décor irréel d’une mine de nickel abandonnée. Des tas, des monceaux, des empilements de caillasses à perte de vue (à perte d’amortisseurs aussi !), avec des bouts de ferrailles rouillées qui traînaient un peu partout, des pelleteuses, des scrapers abandonnés apparaissaient aux détours de la piste défoncée. Des pierrailles, des trous d’eau croupie, verdâtre, du soleil, beaucoup de soleil, la vieille Fiat cahotait lamentablement. Une main de bananes finissait de trop mûrir dans la glacière inutile et nous le faisait sentir.
Lui, immobile, attendait seulement qu’on s’arrête. Comme on pensait être au milieu de nulle part, on l’a chargé, on n'abandonne pas des gens dans ces lieux-là. J’ai pris le gamin sur les genoux, les femmes se sont serrées derrière avec lui et son gros sac. Et on est reparti. Il allait dans une tribu, plus loin, plus loin…
On avait remarqué dans nos différents contacts locaux qu’il était inutile de parler temps et distances, c’était « avant », « plus loin » ou « bientôt »…
Il nous a appris qu’il travaillait sur un navire et qu’il devait y revenir rapidement pour repartir avec le chargement de minerai. Au bout d’un moment, il a voulu savoir ce que faisaient deux couples de blancs avec un gamin dans ce coin reculé de la Grande Terre. La réponse était simple : on visitait. On lui a raconté qu’on était attendu dans une tribu des montagnes qui devait nous accueillir le soir même. Lui nous a parlé de la flore, des animaux de la région. Il avait un vocabulaire étonnant avec des mots précis, des tournures locales amusantes et l’accent traînant des tribus du centre. Il a parlé de l’histoire de sa tribu et du « Grand Voyage » (l’arrivée sur la Grande Terre) et le peuplement des montagnes par la poussée des nouveaux arrivants, ce qui expliquait l’évolution des habitudes alimentaires, le passage du poisson à la viande animale, mais sans aucune notion de datation évidemment, la légende… une légende sans date : c'était « avant », de la même manière que les aborigènes australiens, ses cousins. Il a évoqué, entre autres, les fougères arborescentes qui étaient une des espèces endémiques de l’île. « Endémique » ! Toujours l'usage étonnant d'un vocabulaire peu commun.

Le gamin s’est remis à parler, en fait il parlait pratiquement sans arrêt, et voulait savoir si on allait manger du « bougna » ce soir et que lui n’en voulait pas à cause des chauves-souris.

On a ri.

Et la conversation a dérivé sur la cuisine locale. Le stoppeur a rassuré le petit, le « bougna » pour les blancs n’était que rarement préparé avec des « roussettes » (sorte de grandes chauves-souris), que cela était un mets de choix que les Mélanésiens se réservaient.

Bien sûr, les femmes ont voulu savoir la préparation des bestioles dans le « bougna ».
« C’est simple, a-t-il dit, on épiaute et on éviscère les bêtes prises la nuit d’avant dans des filets, elles sont mises à cuire avec les bananes plantin, les patates douces et des épices dans une feuille de bananier sous les braises, on peut aussi mettre du poulet. »
Arrivé au milieu d’un autre nulle part, il a dit qu’il était arrivé. Comme on ne voit jamais les cases du bord des pistes, ça ne nous a pas trop surpris.
Et roule, avance, cahote, on est reparti.
Sous un faré de feuilles de cocotiers ou de pandanus, j’ai jamais su la différence, une des femmes a discuté le prix de pamplemousses mais comme le vendeur n’avait pas de monnaie et la flemme de discuter, il nous a refilé une main de bananes pas trop mûre pour faire l’appoint (pendant ce voyage je n’ai jamais vu un vendeur indigène avoir de la monnaie).
Au premier creek venu on s’est arrêté, baigné, on a siesté, mangé, bullé… Vacances !
En reprenant la piste, on a parlé du marin du matin, le chauffeur, plus au fait des humeurs de l’île nous a expliqué que travailler dans un poste fixe était assez rare ici, et vu la devise locale : ça ira comme ça !, c’était souvent dans des emplois subalternes, et que parfois, être marin permettait de se payer des voyages à pas cher. À l’allure qu’il avait, on l’a pensé soutier ou aux machines.

Personnellement, vu son vocabulaire, je le trouvais plutôt éduqué, une des femmes aussi lui avait trouvé des expressions savantes dans la description de la vie dans l’île. Le moulin à paroles du gamin ayant fortement occupé l’espace sonore, sans parler du bruit de la mécanique en surchauffe, il me manquait obligatoirement des morceaux de la conversation.
Puis on s’est arrêté sur une plage du lagon pour manger des noix de coco et en boire le lait… baignade… Vacances !
[…]
Après avoir évité des tas d’ornières monstrueuses et des éboulements qui barraient la piste, le vieil Aristide, sa case et son « bougna » nous ont vu débarquer.

À notre soulagement, dans le « bougna », délicieux par ailleurs, pas de roussette, rien que du poulet.

À la fin du repas, il a fallu sacrifier à la tradition : marquer sur une carte de France de quelle région nous arrivions, c’était « Le Livre d’Or d’Aristide », et en sirotant notre rhum, nous avons évoqué notre passager du matin, les aléas du stop en brousse, et ses impératifs d’horaires pour reprendre son bateau.
Le vieux a éclaté de rire : « Ah ! vous avez ramené Amédée ! a-t-il gloussé entre ses quelques dents restantes, vous en faites pas, le bateau va bien l’attendre, c’est lui le commandant ! »

 

Serges-

 

Commentaires

OldDream le 21-10-2010 à 08:33:01
Pour une fois , je partage totalement l'avis de Françoise....Clin doeil1
Francoisee le 16-10-2010 à 20:17:24
Quel narrateur tu fais Serge !!! Récit très imagé, presque une vidéo-lecture. J'ai toujours été moi aussi surprise et même parfois complètement interloquée, quand je suis sur le continent originaire de ces gens, d'écouter ce vocabulaire français que nous utilisons rarement. Merveilleux souvenir pour toi ce voyage !

Françoise