VEF Blog

Titre du blog : Arts scéniques et vieilles dentelles
Auteur : Artscenik
Date de création : 03-10-2010
 
posté le 14-10-2010 à 21:26:37

l'A... sans S...

Elle avait des cheveux noir ébène, une peau couleur d'ivoire, deux petits yeux en amande... Si vous souhaitez plus de détails, je peux préciser qu'elle portait un pantalon noir à coupe droite, une fine chemise blanche, et des souliers vernis. Elle avait le charme des asiatiques : le regard fuyant, et le sourire gêné. Le type en face d'elle était un vieillard, le visage émacié, des cheveux gris clairsemés, ramenés en arrière et enduits de gomina. Appuyé des deux mains sur sa canne, il la regardait et lui parlait comme si elle était de sa famille. Il portait un long manteau vert qui lui descendait jusqu'aux mollets et à l'hygiène douteuse. Il n'était pas rasé de 2 ou 3 jours, et ses ongles étaient longs et sales.

Élevant la voix au-dessus du vacarme du métro, il lui racontait la guerre. Sa guerre. Celle d'Algérie. Ou celle d'Indochine. Il ne se rappelait plus. Tout cela était si loin maintenant. En tout cas, parmi ses souvenirs, certains étaient encore vivaces:

-Les jaunes sont des fourbes, leur guerre... Ils la font avec des enfants...

Elle avait du mal à entendre parler des siens ainsi. Mais cela lui faisait plaisir, parce que cela venait de lui.

-Je te fais de la peine ? Tu ne me regardes pas quand je te parle...

-Mais non. Tu ne me fais jamais de peine. J'aime t'écouter. Voir la vie par tes yeux, par tes mots, par tes gestes, et tes souvenirs. C'est ce qui t'appartient et te définit.

La main calleuse s'appuya affectueusement sur le genou de la jeune fille. Elle pourrait être sa fille... Sa petite fille... Et il s'en voulait de la rendre triste. Paternellement, il appuya ses doigts plus fort contre son genou.

-Allez, ça va maintenant ! J'arrête.

Elle lui sourit. Et il répondit par le même sourire. Un sourire franc, massif. Un sourire complice.

Embarrassés par la gêne, ils regardaient maintenant dehors, le monde qui les entourait. Barbès-Rochechouart. C'est là qu'ils descendaient. Il s'appuya sur sa canne pour se relever et le sang lui monta à la tête. Il tremblait sous l'effort. Elle prit les sacs de courses qui reposaient contre sa jambe, et qui à l'instant avaient manqué de tomber. Il s'en saisit aussitôt.

-Non. Tu n'as pas à faire ça. C'est les hommes qui aident les femmes.

Elle lui sourit encore.

Encore tremblant, mal-ajusté sur sa canne, il prit les sacs avec vigueur, vacillant sous leur poids. Il avançait en s'appuyant sur sa canne. Elle aurait aimé lui reprendre les sacs... Mais elle n'osait plus, de peur d'être encore remise à sa place. Sa condition de femme. Ils descendaient l'escalier en discutant. Pourquoi n'avaient-ils pas pris l'escalator ? Le vieil homme n'avait aucune confiance en eux.

-Et si tu venais prendre un thé chez moi ? Proposa-t-il.

-Oui, bien sûr. Avec plaisir. Elle acquieça en plissant les yeux.

Elle le suivit jusque chez lui, jusqu'à sa lourde porte, jusqu'à son appartement insalubre.

-Installe toi. Fais comme chez toi.

Elle poussa de vieux vêtements et s'assit sur le canapé. Il était vieux et sale. Tout ici avait une odeur de renfermé. Elle avait toujours connu son ami ainsi, mais il prétendait que c'était depuis qu'il avait perdu sa femme qu'il se laissait un peu aller. Elle voulait bien le croire. Il ramena le thé, servi dans une théière marocaine, et le service qui allait avec. Il posa le plateau d'un air assuré, mais il tremblait sous le poids de l'âge. Il commença à servir le thé "à la turque", souvenir des colonies... Elle était émerveillée... Même si elle l'avait déjà vu faire des dizaines de fois... Cette façon insouciante de verser le thé, en faisant onduler la théière de haut en bas au-dessus des verres, la fascinait. Comme une enfant, elle louchait sur le liquide qui s'écoulait, tout en souriant. Pas une goutte à côté. Incroyable ! Elle se laissa aller à un sentiment d'abandon, le thé à la main, couvée par la bienfaisance de son vieil ami. Elle laissa son corps se fondre dans le canapé sans formes. Les yeux fermés, elle l'écoutait parler de sa vie. Il contait ses aventures du temps où il fréquentait les bordels de Fès ; il l'observait, son corps de femme, son corps si beau... Son corps si désirable. Tout en parlant, il se défaisait d'une main fébrile de sa ceinture. A présent la main dans son pantalon, son discours se faisant haletant, déconstruit. Elle ouvrit les yeux pour se trouver face à son sexe. Fripé et pendouillant. Elle ne put s'empêcher d'étouffer un rire. Le visage empourpré, le souffle court, il la regardait, regardait son sexe, et se laissa envahir par la mélancolie. Il fondit en larmes.

-Je suis un idiot, sanglotait-il.

-Mais non...

-Pourquoi viens-tu encore me voir ?

-Parce que je t'aime, idiot !

-Je ne suis qu'un vieux pervers, et chaque fois, je ne pense qu'à te sauter. Comment peux-tu m'aimer ?

-Je ne confonds pas mon amour et ton désir.

A cette phrase le vieil homme s'apaisa. Il pleurait, mais se sentait bien. Toutefois, il ne comprenait pas. Son amour à lui avait toujours été motivé par son désir. Et son désir était donc indissociable de l'amour.

Il hocha la tête, en signe d'approbation, mais une petite voix en lui se disait que "peut-être, la prochaine fois...".

 

no_name

 

Commentaires

Francoisee le 15-10-2010 à 12:24:23
J'aime bien le style. J'aime bien l'histoire. La fin nous laisse imaginer la ou les prochaines fois.

Françoise